Accueil > Découvrir : Offre culturelle > Trésors d'archives > Procédure et arrêt contre Carnaval
Parmi les papiers de famille isolés, on peut trouver sous la cote 89 J 118, voisinant avec un pamphlet satyrique contre l’Empire, un jugement de carnaval, sans date, couché sur un cahier de réemploi. Rayé, le cahier porte au dos un titre : « Délibération du 2 mars 1775 ». Le texte a donc été rédigé après cette date, soit vraisemblablement dans le dernier tiers du XVIIIe siècle.
Ce jugement de Carnaval est à l’évidence le fait d’un lettré :
• Les vers de douze pieds (avec quelques approximations), rimant deux à deux, déroulent les étapes d’un procès en bonne et due forme. A la suite du mandat de prise de corps, le commissaire interroge l’inculpé. Suivent les dépositions des témoins, le plaidoyer de la défense, les conclusions du procureur général et enfin l’arrêt rendu par la cour.
• Il est fait référence à deux jurisconsultes importants : l’un du XIVe, l’italien Bartolo ou Bartole, l’autre du XVIe siècle, le toulousain Jacques Cujas ; tous deux chefs de file de deux courants juridiques antagonistes. Les deux juristes ainsi opposés finiront par être appariés – non pas dans le monde des juristes – mais dans les milieux littéraires où l’expression « Cujas et Bartolo » fait florès au XVIIIe siècle. On peut par exemple la trouver sous la plume de Voltaire, et plus tard, au XIXe, sous celle de Flaubert dans Madame Bovary.
• Ce texte leste, gaillard et truculent, appartient à la plus belle veine rabelaisienne. Neuf témoins se succèdent, accusant l’olibrius d’être l’instigateur de tous les maux.
Le premier groupe, très déprimé, réduit à la misère, accuse Carnaval. Ce sont les marchands de poissons et de produits du potager : ils ne vendent plus rien depuis l’Epiphanie ou jour des Rois ! Les dépositions de Maigre-Mine, Mme La Routine, le Fin marchand, la Dodue nous font connaitre leur triste vie, faite de privations.
Le second groupe décrit à loisir les méfaits de ce grand débauché, ivrogne, insatiable, dissolu, semant la zizanie dans toutes les maisons, mettant l’homme en appétit – à tous les sens du terme – et rendant la femme gourmande… Les dépositions de M. Fripelard, Mlle Jacquelinette, M. Courante, Mme Croupion et M. Nigaud nous font entendre ceux qui ont à se plaindre des excès carnavalesques, ou au contraire, ceux et celles qui collent leurs fredaines sur le dos de Carnaval …
Littéraire, le texte n’en est pas moins bien ancré dans les traditions dites populaires, notamment dans le dernier témoignage avec la description de la « promenade sur l’âne », « asouade » ou asinada, en effet réservée en période carnavalesque aux maris battus ou ouvertement trompés.
Atypique, le jugement l’est par son dénouement. Carnaval qui revient chaque année avec toutes ses frasques – « Ce bon enfant qui plaît à la jeunesse et qui réjouit le cœur, même de la vieillesse » – n’est, au fond, qu’un bambin turbulent. Pour se prémunir de ce mauvais garnement, laissons-le grandir ! Enfermons-le dans un lieu de retraite sûr, en veillant à ce qu’il ne manque de rien, jusqu’à l’an prochain… Gagnant en sagesse, il finira par très bien s’entendre avec Carême. Enfin la concorde régnera. D’ailleurs, si Carême n’avait pas été inventé, selon le plaidoyer de la défense, jamais de Carnaval on n’aurait entendu parler !
Aussi la chanson clôturant le procès est bien différente de l’air traditionnel : « Adiu paure, paure Carnaval, tu te’n vas et ieu demòri per manjar la sopa d’òli, la sopa a l’alh » [Adieu pauvre, pauvre Carnaval, tu t’en vas et moi je reste là pour manger la soupe à l’huile (soupe maigre, sans graisse), la soupe à l’ail]. Aux adieux du condamné et à la rigueur de la période de jeûne qui va suivre, l’allégresse fait place : « Allons enfants de la joie […] veillons à ce que Carnaval ne s’ennuie pas ».
Deux traducteurs se sont succédé, le second ayant peu œuvré (ou s’étant vite essoufflé). Nous proposons parfois une autre lecture (figurant en bleu et entre crochets), car à l’évidence, les traducteurs ne maniaient pas aussi bien la langue d’Oc que l’auteur du jugement. La moitié du texte restait à traduire. Nous avons donc poursuivi le travail, jusqu’au bout.